9.5/10Les Lamentations de l'Agneau

/ Critique - écrit par Jade, le 08/08/2005
Notre verdict : 9.5/10 - Bêêêêêê ! (Fiche technique)

Le mythe du vampire, très largement répandu en Europe - d'où il tient son origine - n'a qu'une influence restreinte sur les cultures orientales. On expliquera notamment ce phénomène par la manière dont les morts sont traités dans les pays d'influence hindouiste. Alors que nous enterrons nos défunts, nos confrères du Levant les brûlent. Dès lors, leurs revenants, privés d'enveloppe charnelle, ne peuvent revenir que sous formes de spectres. Exit les zombies, mais aussi les vampires vivant dans des cercueils.
Les Lamentations de l'Agneau
Les Lamentations de l'Agneau
Pourtant, le vampire oriental existe bien. Au Japon, cette créature mystique a connu un certain nombre d'avatars, comme le personnage de D, éminemment lié au vampire européen, tout en s'enrichissant de propriétés typiquement nippones. Les Lamentations de l'Agneau continue dans cette lignée d'appropriation du mythe, se débarrassant de bons nombres de ses caractéristiques et gagnant une perspective ancrée dans les coutumes japonaises. Pas de grands châteaux à l'allure gothique : le vampire se rapprocherait plus de celui de la nouvelle vague créée par Anne Rice et dont Lestat le vampire est l'exemple le plus connu. Cependant, ici, les vampires sont des hommes comme les autres, bien vivants et humains.

Ceux qui connaissent Kei Toume par son Sing ‘Yesterday' For Me, peuvent s'étonner du choix du sujet pour les Lamentations de l'Agneau. Ceux qui ont lu le one shot Zero peuvent quant à eux témoigner du goût de l'auteur pour les ambiances négatives et les personnages sombres, mais de là à expliquer son dévolu... Ce serait après avoir vu le film Near Dark que Kei Toume se lance sur ce projet, projet de taille à en constater l'investissement qu'il aura requis. Une parution irrégulière et laborieuse en sera le fruit, ainsi qu'un succès conséquent comme en témoignent les OAV et la série TV suite à la publication. Ainsi est-ce un hasard si le lecteur ne peut que constater à quel point le sujet colle à la perfection avec la sensibilité et l'univers laconique de l'auteur ?

Dans la lignée d'un Rikuo, Kazuna Takashiro appartient au système japonais, sans pourtant s'y confondre. Lycéen lunatique, sans aucun plan pour l'avenir, et secrètement amoureux de la taciturne Yo Yaegashi, il vit avec ses parents adoptifs depuis la mort de sa mère, c'est-à-dire depuis sa plus petite jeunesse. De son père il n'a aucun souvenir, et de sa soeur aînée à peine quelques photos. C'est pourtant d'elle qu'il rêve dans les moments d'absence qui le prennent de plus en plus souvent, et l'enveloppent d'une sensation désagréable. Un beau jour, l'envie le prend de retourner sur le pas de la maison ancestrale. C'est à l'occasion de ce pèlerinage qu'il retrouve sa soeur Chizuna et apprend la mort de son père.
C'est aussi là que lui sera révélé le secret de sa famille. Les Takashiro sont touchés par une maladie sanguine héréditaire conférant notamment au malade une envie irrépressible de boire le sang d'autrui, ce qui explique que le père de Kazuna ait tenté de le mettre à l'abri de la maladie en le confiant à des amis.
Se peut-il alors que les malaises ressentis par Kazuna en soient les premiers symptômes ?

Les Lamentations de l'Agneau est un manga qui ne risque pas de déboussoler le lecteur de Sing ‘Yesterday' For Me, tant bien par les dessins que par la manière dont est traité le sujet.
Le style graphique de Kei Toume reste le même, et s'il a évolué, c'est pour le mieux. Privilégiant toujours l'encre de Chine, l'auteur garde son style unique, qui s'est, semble-t-il, affiné. Ce sont les expressions des personnages qui gagnent le plus en force, rendant vivante l'ambiance lancinante et onirique du manga, accentuée par ce refus du sensationnalisme qui caractérise Kei Toume. L'assistance par ordinateur se limite au strict minimum, soit les décors ou certains effets d'ombre ; et les quelques planches peintes confèrent d'autant plus sa dimension artistique au manga.
Dimension d'autant plus présente que la mise en scène est clairement inspirée du cinéma, appuyant sur les gros plans et les cadrages serrés, très propices à générer une certaine intensité et créer des images chocs. Car Les Lamentations de l'Agneau n'en reste pas moins un manga traitant de vampires, bénéficiant d'une tension croissante, évoluant lentement, mais appuyée par des scènes clés fortes et intenses, des clichés au lyrisme gothique flirtant parfois avec le malsain, notamment quand il s'agit de Chizuna.

Peu à peu, le personnage de Kazuna se rapproche de sa soeur, qu'il considère être la seule à pouvoir l'aider à contrôler sa soif. Peu à peu, il entre dans le monde de cette fille qui n'a vécu toute sa vie qu'en compagnie de leur père, se nourrissant de sa propre solitude, détruisant peu à peu et plus ou moins consciemment tout ses espoirs de guérison jusqu'à devenir une simple ombre hantant sans but la maison ancestrale, qui prend ici le rôle du château, lieu d'emprisonnement du vampire ; renouant donc dans une certaine mesure avec le mythe classique. Alors que pour l'un, c'est le cercueil - la mort - qui l'oblige à rester attaché à sa demeure, c'est sa propre peur d'affronter le monde extérieur et par extension de faire face à sa maladie qui y confine l'autre. Le résultat est le même.
Le vampire n'est donc ici pas un être tout puissant, mais un malade condamné à vivre dans les traditions familiales, à errer jusqu'à ce que la folie le tue, prisonnier de sa propre solitude.
En acceptant sa propre maladie, Kazuna accepte sans le vouloir ce destin de spectre, bien entendu poussé par sa soeur, elle-même déchirée entre la volonté authentique d'aider son frère et l'envie d'un compagnon d'infortune qui pourrait la comprendre et aussi souffrir avec elle.
C'est le personnage de Yo Yaegashi, seule réelle attache de Kazuna au monde des ‘vivants', qui symbolise l'autre sortie possible, à savoir de combattre sa maladie plutôt que la laisser l'envahir. C'est alors que l'on se rend compte que chaque pas que fait Kazuna vers sa soeur l'enfonce dans la maladie. C'est lui-même qui se précipite vers sa propre perte. « Piégé au sein du troupeau, le loup désespéré se déchire de ses propres crocs ».

Les Lamentations de l'Agneau est une oeuvre soignée (on remarquera quelques erreurs dans les proportions et des décors clairement moins détaillés que les personnages, sans réelle incidence sur la lecture), d'une qualité littéraire indéniable, et à l'ambiance en demi-teinte très marquante. Rares sont les mangas aussi puissants et capables de parler au lecteur tout en renouvelant des éléments d'un mythe aussi important que celui du vampire. Kei Toume réussi un sans faute absolument remarquable, faisant des Lamentations de l'Agneau un chef-d'oeuvre qui ne manquera pas, il n'y a aucun doute, de faire des échos dans le monde du manga.